- CRANE (S.)
- CRANE (S.)Romancier, poète, journaliste, auteur de nouvelles, l’écrivain américain Stephen Crane connut la célébrité de son vivant et l’oubli durant les deux décennies qui suivirent sa mort. Redécouvert par les critiques vers 1920, il est maintenant considéré comme un classique national et un pionnier de la littérature américaine moderne.Naissance de l’écrivainC’était le quatorzième et dernier enfant d’un pasteur méthodiste du New Jersey. Stephen reçut de sa mère, tout entière dévouée à la cause évangélique, une éducation chrétienne, mais renia, dès son adolescence, la religion que lui avait transmise une longue et pieuse lignée d’ancêtres, et se montra rebelle au système universitaire américain. À l’âge de vingt ans, réduit à ses propres ressources à la suite du décès de ses parents, il fut amené à exploiter les dons littéraires qu’il avait hérités de sa famille. Installé à New York dès l’hiver de 1892, il connut le froid, la misère et l’échec, subsistant médiocrement comme journaliste franc-tireur. Son premier roman, Maggie, a Girl of the Streets (Maggie, fille des rues , 1893), publié sous un pseudonyme et à ses frais, était un manifeste, une déclaration de guerre contre l’hypocrisie des bien-pensants. Le sujet osé, la langue explosive et chargée de jurons feraient, il l’espérait, l’effet d’une bombe, mais Maggie passa inaperçu. La jeune fille pure des taudis, souillée par la corruption et la vénalité urbaines, lâchement rejetée par sa famille et la morale conventionnelle, mourait en vain dans les flots troubles de l’East River.Le succèsDéçu et sans argent, Crane se lança alors dans l’entreprise la plus ambitieuse de sa carrière littéraire, la composition d’une œuvre d’imagination, un roman sur la guerre de Sécession: The Red Badge of Courage (La Conquête du courage , 1895). Étude clinique de l’âme d’une jeune recrue à la veille et au cours d’une bataille, ce roman prit bientôt pour l’auteur une portée philosophique et devint une évaluation lucide de la peur et du courage, de l’illusion et de la réalité, sobrement esquissée dans une atmosphère fuligineuse peuplée d’animaux et de monstres symboliques. Ce fut le succès, d’autant plus éclatant que l’Angleterre avait donné le ton et comparé Crane aux plus grands: Tolstoï, Zola et Kipling; l’auteur devint «le génie de 1896».Le creux de la vagueMais «il est difficile de réussir avec grâce à vingt-trois ans». Les parodistes s’attaquèrent impitoyablement aux poèmes iconoclastes et vengeurs des Black Riders (Les Cavaliers noirs , 1895) et aux tours maniérés de sa prose. Ses égarements sentimentaux (défense d’une fille des rues contre la police, liaison durable avec la propriétaire d’une maison de prostitution, Cora Howorth) contribuèrent à l’isoler. Sa réputation de romancier de guerre et son désir de voir ce qu’il avait seulement imaginé l’entraînèrent dans une série de voyages et d’épreuves qui eurent tôt fait de saper la résistance d’un corps déjà miné par les germes de la tuberculose. Ce fut d’abord la tentative manquée d’un reportage à Cuba, en janvier 1897, qui se solda par un naufrage; cette aventure, au cours de laquelle il partagea dans une chaloupe trente heures d’anxiété et de lutte avec trois autres rescapés, lui inspira The Open Boat (Le Canot , 1897). Ensuite, la guerre gréco-turque de 1897 et le conflit hispano-américain de 1898 vinrent l’arracher à son cabinet de travail. Il mourut à vingt-huit ans, à Badenweiler, en Allemagne, presque oublié. Il avait cependant écrit six romans, deux volumes de poésie et de nombreux recueils de nouvelles. Il avait enfin composé quelques récits historiques de batailles, Great Battles of the World (1901), et de nombreux articles de journaux.Le messageLa littérature du taudis était à la mode lorsque Crane publia Maggie et George’s Mother (La Mère de George ), mais il rejeta le sentimentalisme, le culte du pittoresque et celui de la statistique. À ses yeux, la misère mettait en jeu des responsabilités individuelles et collectives, résultait de forces économiques, mais aussi de l’hypocrisie sociale et religieuse et de l’aveuglement romantique des âmes faibles. Conscient de l’universalité de la violence, il condamna ce qui était pour lui le péché impardonnable, l’indifférence, et souligna l’action destructrice du conformisme dans les ostracismes provinciaux.Dénonçant l’imposture des représentations chevaleresques de la guerre, et estompant panache et couleurs romantiques dans la grisaille de ses descriptions, il fit œuvre de novateur en accordant toute son attention au soldat anonyme. La bataille apparaissait à cet écrivain non point comme la fête suprême, mais comme l’épreuve existentielle du courage, comme la vérification de l’insensibilité au sein du délire cosmique. Il analysa le désarroi du civil en uniforme, les problèmes de la responsabilité des chefs, et présenta avec réalisme les souffrances physiques et psychiques nées des conflits armés. Son imagination et son expérience lui révélèrent l’absurdité de la violence, et il ouvrit ainsi la voie conduisant à la vision impitoyable de Joseph Heller dans Catch 22.Attiré invinciblement par l’aventure, il lui arracha, dans ses récits de l’Ouest, son masque trompeur d’héroïsme clinquant. Son œuvre la plus remarquable et la plus équilibrée, la nouvelle The Open Boat , exaltait la fraternité humaine, soulignait en une vaste parabole la valeur de l’effort collectif, le rôle purificateur de l’expérience, mais aussi l’action arbitraire des forces mystérieuses de la nature.Prisonnier d’une conception abstraite du réel, où l’impressionnisme de chaque scène individuelle était noyé dans l’architecture stylisée de l’ensemble d’une œuvre, il traduisit, avec un tempérament d’ironiste, une vision fortement marquée d’idéalisme. Le monde ne cessa jamais de lui apparaître avec les formes et les couleurs des paysages bibliques, et sa prose conserva toujours les cadences des hymnes de son enfance méthodiste.
Encyclopédie Universelle. 2012.